La censure, l'autocensure
Dernière mise à jour : 8 juin
Avez-vous lu l'article précédent qui parle de cette grande série ?

Pour ce premier article, j’ai décidé de tout de suite mettre les pieds dans le plat en vous parlant de la censure. Un mot effrayant pour les auteurs, qui crispent leurs doigts sur le clavier ou le stylo à sa seule prononciation… Mais pas de panique ! Ici, vous allez en apprendre un peu plus (je l’espère) et cela ne vous fera même plus peur. Vous verrez qu’aujourd’hui, il n’est plus le grand ennemi qu’il était hier…
Qu’est-ce que la censure ?
Lorsque l’on pense à elle, cette grande dame autoritaire qui vient décider si une œuvre est publiable ou non, on pense souvent à des grandes polémiques et aux combats houleux qui ont eu lieu, comme celui des Fleurs du Mal de Baudelaire, ou bien de Madame Bovary de Flaubert. Et pourtant, la censure, dans un sens plus large, c’est d’abord le fait de statuer, d’émettre un avis sur une attitude ou une parole et de la reconsidérer, de la retoucher. Néanmoins, toute critique ne devrait sans doute pas être prise pour de la censure, surtout lorsque vous faites appel à des bêta-lecteurs et que leur rôle est justement de reprendre votre texte et de vous donner des pistes d’améliorations. La censure, c’est dire non à vos mots, à vos choix, au nom d’un système, d’une valeur, d’une idée, d’un intérêt, et parfois, dans le cas de l’autocensure, dans votre propre intérêt. La censure, c’est la demande de modification d’un texte, de phrases, de mots par un autre, dans l’optique que l’œuvre soit « publiable » et publiée. Parfois, certaines œuvres se font attraper par la censure bien après leur diffusion. Les livres ne sont donc jamais à l’abri et c’est ce qui nous fait trembler à l’écrit.
Mais qui se cache donc derrière ces actions qui peuvent avoir de lourdes conséquences sur une œuvre et sur son auteur ? Qui s’est octroyé le droit de juger ou de condamner un roman ? Pour quels motifs ?

Un censeur, c’est celui qui a été choisi ou non pour fouiller dans un texte et déterminer s’il est correct. Correct par rapport à quoi ? Aux intérêts politiques, économiques, sociaux, religieux, scientifiques, privés, publics, etc. Emmanuel Pierrat, dans Le grand livre de la censure, compte « onze entrées essentielles » par lesquelles le censeur peut intervenir dans une œuvre. Le censeur se perçoit comme un défenseur de l’un de ces domaines, et il fait prendre conscience à l’auteur qu’il est responsable en tant que créateur, que ses mots ont des impacts sur autrui. Le talent d’artiste effraie les censeurs par « sa capacité à persuader » (Pierre Vidal-Naquet).
Revenons au commencement…
La finalité première de l’écriture, de la peinture et de la sculpture, était de représenter la réalité afin de pouvoir la saisir et prendre pleinement conscience de sa place en tant qu’être vivant qui évolue. Pourtant, dès le début, certaines religions ont mis des barrières à l’art : « Tu ne feras pas d’idole ni aucune image de qui est dans les cieux en haut, ou de qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre. » (La Bible). En philosophie, c’est Platon qui s’est fait censeur en partageant sa méfiance à l’égard de la peinture, la considérant comme un art trompeur. À cette époque, la censure était camouflée.

Un peu plus tard, lorsque certains artistes ont voulu montrer la nature même du monde et des choses, c’est la foule, la société qui s’est indignée, choquée de voir l’intime exposer en pleine lumière : « On fut obligé de retirer cette toile qui occasionnait une véritable émeute. Les femmes à demi étouffées par la foule y laissaient leurs châles, d’autres leurs maris ; c’était un concert de réclamations incroyables. », racontait Mademoiselle Mars au sujet du Portrait de Mademoiselle Lange en Danaé de Girodet. C’est un « on » global et général qui se pose en censeur. Mais ne l’oublions pas, celle qui fait aussi grand bruit dans la censure, c’est l’édition.
Pour Mathieu Lindon, « la censure commence dès qu’on refuse un manuscrit ». C’est un avis tranché et globalisant qui serait susceptible de mettre en conflit permanent auteurs et éditeurs. Pourtant, une collaboration, une entente subsiste toujours, et aujourd’hui, la plupart des refus ne viennent pas d’une volonté de censure, mais d’un manque de temps, de main-d’œuvre, et d’une exigence de qualité qui ne cesse de croître… Mais au xxe siècle avec la mode du nouveau roman, et aujourd’hui encore, il existe des censures éditoriales, plus ou moins bienveillantes.

Revenons à Violette Leduc et à son projet Ravages… L’éditeur Raymond Queneau avait donné comme réponse : « impossible à publier ouvertement ». Son confrère Jacques Lemarchand le rejoignait, mais proposait « une publication à part, sous le manteau ». On ne voulait pas que l’œuvre de cette autrice soit mise en lumière pour des questions de pudeur et de nouveauté : une femme racontant l’amour et l’attirance sensuelle entre deux femmes. Aujourd’hui, dans les « meilleurs » cas de censure, les éditeurs ne donnent pas de réponse, ou bien aident à travailler le texte pour que celui-ci soit plus vendeur, mais ne cherche pas à tout prix à le publier pour l’éclipser, ou bien à engendrer une polémique comme ce fut le cas pour Violette Leduc… Qu’en pensez-vous ? Ne pas publier, c’est censurer ?
Censurer pour protéger son identité
Dans l’Antiquité, il fallait imaginer que se promenaient des Romains, qualifiés de censeurs, et désignés pour préserver la morale collective. Ils étaient chargés de sauvegarder des façons de penser : une religion, une identité sexuelle, une appartenance politique, etc. Tout cela pour créer et garder une certaine uniformité collective. Aujourd’hui, cela paraîtrait complètement absurde dans notre société, et pourtant, une certaine volonté d’identité subsiste encore. Certaines maisons d’édition refusent des manuscrits, car ils ne correspondent pas à leur ligne éditoriale. Elles ont fait le choix de se créer une identité sous un genre spécifique, comme par exemple, le fantastique, la science-fiction, le polar, et bien d’autres, afin de se distinguer et de rassembler une communauté sous un idéal de la littérature. On peut le voir comme une forme de censure dans le but de protéger une passion collective et une identité éditoriale.
L’autocensure
Eh oui, elle existe bien et on n’y pense pas souvent car, la plupart du temps, elle se fait inconsciemment. En nous, il existe à la fois le censuré et le censeur. Violette Leduc est entrée en conflit avec elle-même et c’est parfois ce qui nous arrive lorsque l’on pense trop à l’après de l’écrit, à l’autre, à ce qu’il va penser, et lorsqu’on se demande s’il va être en accord avec l’œuvre. Mais on prend aussi ce risque, volontairement, lorsqu’on écrit sur un antagoniste. Il se pose en égide face à la censure, il est un rempart pour l’œuvre, il permet de dire ce qui est contraire à des valeurs fondamentales (comme le Bien et le Mal) et protège le roman de la censure par son caractère propre d’antagoniste.

Dans d’autres cas, l’autocensure c’est refouler ses envies, les retenir juste au-dessus du papier, comme a pu le faire Maupassant, avec son désir de revenir dans le ventre de sa mère mourante. C’est ainsi qu’il a écrit plus de trois cents nouvelles, en s’efforçant toujours de ne pas le partager.
Et raturer, alors ? Est-ce s’autocensurer ? Choisir un mot plutôt qu’un autre car il rend mieux, ou bien supprimer une description car elle ralentit et alourdit le rythme : est-ce que ce sont des éléments de censure ? S’efforcer de rentrer dans des codes, d’écrire un certain nombre de pages par chapitre, de mettre en danger un personnage pour créer du suspens… Qu’en pensez-vous ?
Et légalement ?
On ne peut que se référer à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen qui dit ceci : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme. […] tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la Loi. » (Articles X et XI). Mais aussi à la loi sur la liberté de la presse établie le 29 juillet 1881. Les publications à destination de la jeunesse ne sont pas non plus écartées en matière de droit.
Les conséquences de la censure et de l’autocensure
La censure puis le procès à l’encontre des Fleurs du Mal de Baudelaire ont eu un effet désastreux dans la vie de l’auteur. Un être déchiré, dépressif qui, au final, a réussi à faire réhabiliter son recueil en supprimant et ajoutant d’autres poèmes, et c’est seulement près d’un siècle plus tard que sa condamnation a été levée.
Pour Violette Leduc, qui a été l’entrée en matière de cet article et qui m’a donné encore plus envie de l’écrire pour son combat touchant, cela a été assez similaire… Elle a vécu la censure de Ravages comme « une négation de la part plus audacieuse de son travail d’écrivain » ; s’en est suivi un accablement si grand qu’elle a dû être hospitalisée. Son roman a fini par être publié avec énormément de modifications, si bien qu’on peut considérer le texte comme transformé.
Je me dis qu’aujourd’hui que nous avons plus de chances, plus de maisons d’édition, plus de possibilités en autoédition et plus de services d’accompagnement qu’auparavant, c’est pourquoi j’ai bon espoir que tout le monde pourra trouver sa place, pour écrire sa vérité.
Aujourd’hui, on peut tous être le censeur de quelqu’un, inconsciemment la plupart du temps… Triez vos avis, vos commentaires, faites le vide autour de vous, et ne retenez que ce qui vous poussera à écrire encore et encore.
Je vous laisse sur ce magnifique message de force et de courage de Violette Leduc…
« Pourquoi ne s’explique-t-on pas avec la censure ? Pourquoi ne puis-je rencontrer les éditeurs ? Je plaiderais la cause de mes deux illuminées. […] Je la convaincrai. Ce ne sont pas de vilaines gamines. Ce sont mes héroïnes. » (La Chasse à l’amour)
Sources
L’art face à la censure, Six siècles d’interdits et de résistances, Thomas Schlesser, BeauxArts Éditions
Genèse, censure, autocensure, sous la direction de Catherine Viollet et Claire Bustarret, CNRS Éditions
Le grand livre de la censure, Emmanuel Pierrat, Éditions Plon
Censure, autocensure et art d’écrire, sous la direction de Jacques Domenech, Éditions Complexe
Les 100 mots du littéraire, Paul Aron, Alain Viala, Presses Universitaires de France
Pour aller plus loin…
Loi sur les publications destinées à la jeunesse
Loi sur la liberté de la presse