Du sujet sensible à la cancel culture
Dernière mise à jour : 8 juin
Cet article est le quatrième de la série : Tout écrire, tout publier ?
Voici le premier, le deuxième, le troisième et le post de présentation de la série !

Sans doute savez-vous que désormais, certains des albums de Tintin sont interdits dans des écoles, notamment Tintin au Congo, ou Tintin en Amérique. La cancel culture met au ban des œuvres qui sont jugées aujourd’hui impossible à insérer dans des pensées contemporaines. Néanmoins, cette volonté de les rayer des fonds livresques crée un débat pour reconsidérer les thèmes.
Mais encore, plus que d’« annuler » des œuvres, l’essor de ce phénomène a permis de libérer une autre parole, une littérature qui n’a plus peur de dénoncer, qui se veut plus claire, et souvent, plus personnelle. Elle aborde plus de motifs et rend compte finalement, plus que jamais, de la grande diversité dans laquelle nous vivons !
Elle permet aussi une lecture comparative des mœurs des différentes époques. On observe alors toute l’évolution de la conscience morale de l’homme et c’est un tournant dans notre histoire littéraire. Comment un sujet est-il traité selon les siècles ? Doit-on annuler des œuvres classiques parce qu’elles ne correspondent plus aux façons de penser d’aujourd’hui ? Jusqu’où la cancel culture peut-elle aller dans la littérature ? Comment aborder cette nouvelle liberté de dire, d’un point de vue éditorial ?
Dans cet article, nous allons voir comment conserver des œuvres qui aujourd’hui peuvent nous paraître inappropriées, mais aussi la façon dont on peut les utiliser pour dénoncer des faits sociétaux et des manquements littéraires.
En quoi ces livres qui posent problème dans une société éveillée à la diversité créent des dialogues avec notre culture, et renouvellent la littérature et l’édition ?
Des œuvres rediscutées aujourd’hui : adapter des sujets sensibles
Les malheurs de Sophie de la comtesse de Ségur et son adaptation en dessin animé par Bernard Deyriès.
Dans ce roman adressé aux enfants, on découvre les bêtises et l’éducation de Sophie, une petite fille âgée de quatre ans qui adore les animaux. Et pourtant, ces mêmes animaux ne sont pas traités comme on le ferait aujourd’hui. Ils subissent une certaine violence et meurent tous sous les actions de Sophie, que ce soit l’écureuil, l’oiseau, le chat, l’abeille, cette dernière soigneusement découpée en petits morceaux… Bernard Deyriès a adapté ces petites histoires à l’écran, sous forme de dessins animés, diffusés sur des chaînes pour les enfants. Il y a donc toujours cette démarche de viser le même public que l’autrice. Mais la violence doit-elle suivre ? Les enfants d’aujourd’hui ont-ils le même regard sur l’animal que les enfants d’hier, ceux du xixe siècle ?
Cette adaptation a fait l’objet d’une réécriture. Les épisodes avec les animaux dans le roman sont, pour beaucoup, condensés en un seul à l’écran. Dans celui-ci, aucun animal ne meurt, ils sont assommés et se réveillent. L’instant où ils sont inconscients est très court pour ne pas effrayer le jeune public. On peut supposer que Bernard Deyriès a pris le temps de comparer les mœurs des deux époques avant de porter son choix sur ces modifications.
Comparer l’œuvre originale et son adaptation, c’est rediscuter les thèmes importants qu’elles soulèvent et leur application dans une histoire. Adapter une œuvre, c’est aussi l’adapter à son public et à l’époque dans laquelle il vit pour qu’elle puisse vivre encore. Néanmoins, il est important de connaitre l’œuvre originale, parfois pour comprendre ce qui peut être dénoncé. Les malheurs de Sophie ont échappé à la cancel culture parce que l’adaptation à la télé s’est conformée aux codes contemporains et a même surpassé l’œuvre originale en termes de popularité. Au final, c’est le thème de la maltraitance animale qui est « annulée », bannie.
Qu’en pensez-vous ? Est-il préférable d’interdire une œuvre, ou bien de la conserver mais avec tous ses côtés subversifs ?
Des œuvres rediscutées aujourd’hui : faire ressortir leur défaut
Les femmes dans le monde de Tintin, Renaud Nattiez
Un sujet sensible, un manquement dans une œuvre, c’est parfois ce qui fait le plus discuter. Dans les Aventures de Tintin, écrites à partir des années 1930 et achevées en 1976, certains ont pu remarquer des défauts qui reviennent tout du long, comme celui de la place des femmes dans l’œuvre. Renaud Nattiez a décidé de mener une enquête et étude sur les personnages féminins dans l’univers de Tintin.

Il est tout d’abord parti d’un constat radical à l’encontre d’Hergé : « Les critiques de la misogynie du monde de Tintin sont nourries par deux types d’accusations : une peinture caricaturale et stéréotypée des femmes qui apparaissent, la rareté des personnages féminins, en particulier dans les rôles principaux. » À partir de cela, il a relevé toutes les apparitions de femmes, leurs caractéristiques physiques et morales, leur statut dans l’œuvre, les relations qu’elles entretiennent avec les autres personnages, leur rôle dans l’intrigue, etc. Par exemple, elles sont caractérisées sans profession ou par rapport à leur mari. Dans cet ouvrage, Renaud Nattiez relève, constate et émet des hypothèses. Son écrit permet de redonner une place au personnage féminin, de la faire ressortir, de lui redonner son importance. Il comble le vide qu’a laissé Hergé autour de ces femmes et on en apprend bien plus ainsi. « Même si elles sont cantonnées à des rôles souvent mineurs, les femmes contribuent à l’épaisseur et à la richesse de l’univers tintinesque. […] Paradoxalement, peut-être que leur rareté a le mérite de nous interpeller et de nous intriguer ! » Enfin, il va même jusqu’à interroger le sexe de notre aventurier, et ainsi, à donner une nouvelle dimension à l’œuvre. Une façon de la dé-canceller ? Mettre de côté les volontés de l’auteur pour laisser plus de place à l’interprétation personnelle ?
Ces analyses permettent d’amener ce qui manquait, de comprendre ce qui a été écrit, pour pouvoir finalement dénoncer quelque chose de plus profond. Peut-être est-ce une solution à la cancel culture, faire des recherches et produire des écrits pour accompagner ces œuvres qui n’entrent plus dans nos codes aujourd’hui ?
Livre : Les femmes dans le monde de Tintin, Renaud Nattiez, Éditions Sépia
Parler sans détour : une écriture en plein essor
Ceci est mon corps, 6 autrices, 6 histoires autour du corps

« Maintenant que la parole se libère un peu, on découvre qu’on a beaucoup de choses à dire sur ce corps, le nôtre. »
Indéniablement, il y a une prise de conscience dans notre société. On ne peut s’empêcher de comparer la façon dont les choses étaient dites, ou plutôt, ne l’étaient pas, avec la façon dont aujourd’hui, on les dit, on les écrit. Dans cette œuvre, qui est un recueil de témoignages ponctués d’humour et de bienveillance, les autrices dénoncent simplement ce qui doit l’être. Il n’y a plus cette barrière au dévoilement. Écrire pour revenir sur soi, sur le passé, et arriver à défaire les tabous, laisser exprimer les non-dits, pour aider celles et ceux qui liront ce livre. Cette mise en lumière des sujets est basée sur l’entraide. Le livre devient un média d’écoute et de partage pour faire évoluer les mœurs et les pensées.
« Comme, précisément, nous sommes toutes attachées aux mots, à la langue, à ce qu’elle désigne et ce qu’elle dissimule, nous avons choisi d’employer ici l’écriture inclusive. » La littérature qui tend à se développer de plus en plus est une littérature universelle, qui veut rassembler et non exclure ; qui souhaite aborder toutes les facettes de nos vies, de nos envies, du monde. La langue essaye de rattraper ce retard qu’elle a pour exprimer ces changements et tout au long de l’œuvre, on observe comme le sens des mots est important. C’est aussi un nouveau défi pour l’édition, qui interroge et finalement, allège la pression de la rédaction et de la correction, puisque chaque expérience a ici son propre langage.
Le paradoxe de la cancel culture
Le procès de la chair, David Haziza

Ce professeur de littérature amène un point de vue singulier sur les différents mouvements et évolutions contemporaines. Il invite à réenvisager tout ceci en prenant en compte ce qui a été fait par le passé, d’où est parti l’homme et où il arrivera, fatalement. Dans son essai, David Haziza essaye de faire le tri dans cette masse d’opinions et de codes dont la société se retrouve très vite submergée. Le lissage des corps et des personnalités est un des dangers qu’il met en avant.
Le langage évolue, des mots sont créés et se posent sur chaque action ou phénomène, au point que l’on s’y perd et qu’« on annule tranquillement la chair ». Car oui, à l’intérieur de ce livre, c’est l’humain qui est jugé. Des idées s’opposent dans cet ouvrage. La cancel culture, utilisée de manière excessive au point de se détourner de ses premières volontés, pourrait restreindre de plus en plus des libertés, ôter des choix, des possibilités, créer des cases, interdire de dire. Enfin, ne plus avoir la foi d’écrire. Voici alors ce que l’auteur préconise : « Je veux revenir aux vérités simples : se nourrir ou faire l’amour, déféquer, accoucher ou naître, avoir mal et mourir, ce ne sont pas là des constructions mais des expériences universelles et primordiales. » Comment écrire dans un monde où tout sujet peut être annulé selon les valeurs de chacun ? C’est l’écriture d’un paradoxe : Haziza dénonce les biens faits et les risques de la cancel culture, mais on se noie finalement dans toutes les cases créées. Il propose l’effacement de cet humain tout lisse, « neutre », la personnalité partant à la dérive.
Et pourtant, cette parole libérée est plus féconde que jamais dans l’art, chaque chose peut être sujette à une opposition et c’est tout un éventail de possibilités qui s’ouvre ! « Quand tout le monde est d’accord ou a trop peur de parler, il ne se passe plus rien. » Le dialogue est renouvelé par la culture de l’effacement et c’est un réel débat qui s’installe dans la société, où le livre, par son objet, est l’endroit le plus favorable à la transmission d’un avis, construit, recherché et mesuré par un cadre éditorial (rendez-vous dans l’article n°2 de la série pour en savoir un peu plus).
En réalité, il s’agirait de placer un curseur, utiliser la cancel culture dans l’objectif de rendre l’homme plus libre d’être lui-même, de pouvoir parler d’un sujet sans crainte. Sans pour autant, systématiquement le faire entrer dans une case en fonction d’une attirance, d’un régime, etc.
Selon vous, devrions-nous envisager de rétablir un classement de la littérature en fonction des thèmes qu’elle dénonce ?
La cancel culture fait vendre : renouveler le marketing éditorial
Nouveaux sujets, réhabilitation de certains, déconstruction et approfondissement de thème, tout cela ne s’arrête pas à l’écriture du livre, mais l’imprègne aussi dans sa vente. Soulever les choses n’est pas facile, et l’objet du livre permet de leur donner forme, d’entourer les mots d’une atmosphère qui va donner l’envie au lecteur ou à la lectrice de s’attarder sur une opinion. Vendre une romance ne comprend pas les mêmes choix éditoriaux et marketings que vendre un livre qui sera plus sujet à faire surgir des avis plus tranchés, à être polémique.
Avec un ouvrage comme Ceci est mon corps, on imagine qu’un travail de couverture a été fait. Les couleurs sont dynamiques, pétillantes et douces en même temps, alors que ce sont des témoignages parfois durs. Les dessins sont en courbes et représentent des femmes, en sous-vêtements ou habillées, libérées ou réservées. On comprend que l’on va parler de l’intime, mais que tout cela va être abordé simplement, naturellement et pour tous.tes, parce que c’est ça le thème du livre : le corps avec ses envies et ses changements.
Le bandeau, habituellement connu pour signaler en librairie que tel ou tel livre a obtenu un prix, évolue aussi. Il sert souvent à rassurer l’acheteur.euse sur la qualité d’un écrit. C’est un élément très important dans la vente d’un livre. Aujourd’hui, il peut être utilisé autrement. On aperçoit parfois un avis d’un.e critique à la place d’un prix, ou bien d’une phrase qui va interpeller pour attirer, interroger, et susciter l’envie d’en savoir plus !
Dans une librairie, il est parfois complexe de mêler un livre revendicateur aux genres qu’on a traditionnellement l’habitude de voir. Où le placer pour pouvoir le vendre ? Les points de vente ont commencé à revoir leurs agencements et à créer des rayons dédiés à ceux-ci. Ils parlent d’eux-mêmes en souhaitant se détacher des codes, alors ils doivent se démarquer en étant mis en avant, sur une étagère qui leur est propre. Sans quoi, ils ne pourront pas avoir l’effet escompté sur l’acheteur.euse, se retrouver dans un genre qui ne correspond pas et susciter une incompréhension qui ne va pas amener à un achat.
Il existe encore tout un tas de points décisifs qui permettent de mettre en avant cette nouvelle littérature. Dans l’argumentaire commercial, il faut convaincre, dire les éléments forts, sans pour autant aller dans les extrêmes et risquer d’exclure des lecteur.ices. C’est une littérature qui se revendique de son temps, dynamique, et elle doit coopérer avec des moyens qui lui ressemblent (influenceurs, presse, réseaux sociaux, etc.).
Qu’en pensez-vous ? Avez-vous ce même ressenti à l’égard de cette nouvelle littérature ?
Bibliographie :
- Les Malheurs de Sophie, Les petites filles modèles, Les Vacances, la comtesse de Ségur, Éditions Babel
- Les femmes dans le monde de Tintin, Renaud Nattiez, Éditions Sépia
- Ceci est mon corps, Faïza Guène, Louise Mey, Anna Cuxac, Ovidie, Lauren Malka, Alizée Vincent, Éditions Causette & Rageot
- Le procès de la chair, essai contre les nouveaux puritains, David Haziza, Éditions Grasset et Fasquelle, 2022
Un autre ouvrage pour aller plus loin : La police de mœurs, malaise dans la morale sexuelle, Alain Brossat, Alain Naze, Éditions Eteropia, collection rhizome.
Image : https://www.pinterest.fr/pin/101542166592564707/, que j’ai modifiée sur Canva.
Nolane Vincent